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ENTRETIENS de M. Alocco avec…

Au pré-texte de

« …d’un âge sans mémoire »*

Entretien avec Alain FREIXE 

« L’incompréhension du présent naît de l’ignorance du passé. »
Marc Bloch


Alain Freixe 
: Tu sais que la question des titres m’intéresse tout particulièrement*. Comment as-tu choisi celui-ci ? Dans l’instant même du projet comme un programme ? À la fin comme un condensé du texte ou une clé ? Ou chemin faisant et après bien des repentirs ?
Quelle fonction accordes-tu à tes titres ?

Marcel Alocco : Je démarre un bouquin quand les fragments que j’écris se rencontrent autour d’un thème, ou plus exactement y prennent racines. S’ajoutent chemin faisant des morceaux plus anciens, parfois publiés, d’autres qui traînent dans mes « Cahiers d’atelier »… Je donne un nom simple au tas de feuillets, au dossier. Parfois il varie. Dans ce cas, il me semble s’être très vite fixé. Mais comme je ne parvenais pas à trouver un début, tous les mots me semblant limitatifs, j’ai laissé en suspens. Et puis j’ai conservé cette ouverture. Tu ouvres le dico et tu essaies tous les mots, beaucoup fonctionnent, différemment. Par exemple « Choux, bijoux, genoux, cailloux, hiboux, joujoux, poux » qui sont pourtant des exceptions…

En moins ludique : Un titre n’est qu’une indication de ton. C’est trop court pour être une vraie clé. D’où ma tentation de sous-titrer. « Laërte, ou la confusion des temps » parce que la vieillesse, et toute l’Histoire réduite à la seconde présente. « Au présent dans le texte », écrit au présent, porte un long sous-titre, « Nous voici possédant la tornade comme une femme un peu folle jamais venue au rendez-vous de son amant » qui introduit l’apparent aléatoire d’une construction baroque.

Alain Freixe : Quel statut accordes-tu à ces points de suspension qui demeurent silencieux en amont du titre que tu as donné à ton ouvrage ? Comment jouent-ils avec ces autres points de suspension qui non seulement ouvrent mais ferment les 24 chapitres de ton livre ?

Marcel Alocco :  Oui, comme pour les 24 chapitres du « Laërte », il y a toujours sous-entendu un avant, un après. Patchwork, couture. Points de suspension : Ça suit. Points de suspension : c’est à suivre. Chaque texte n’est qu’un fragment, île d’un archipel. « Laërte » aurait dû être le dernier livre et « …d’un âge » le premier. Mais à l’époque du premier, 60 à 65, j’étais un chat de gouttière écorché, un jeune homme incapable de s’aimer, donc incapable d’écrire le livre fondateur. Peut-être aussi mon instrument écriture est-il devenu plus opératoire. Au lieu de quoi j’écrivais « Au présent dans le texte », un long poème-roman qui se situe pour la forme quelque part entre « La chanson de Roland » et « La légende des siècles », mais serait plutôt « La légende d’un moment », milieu du XXe. J’écris et surtout publie dans le désordre. Il y aura le long silence littéraire de 1970 à 1999, durant lequel je ne publie, à 100 exemplaires, qu’un petit recueil de poèmes antérieurs à 1970. Je deviens alors l’écrivain clandestin qui écrit les 800 pages des « Rhapsodies » restées inédites, et s’exhibe comme plasticien. Je publie des textes de réflexion, des essais à propos de ma pratique plastique, qui témoignent mieux je crois que les délires des philosophes de ce qu’a été la seconde moitié du siècle dans les arts plastiques. Les philosophes n’ont jamais compris la plasticité, ils sont comme certains chrétiens qui au prétexte de l’âme ignorent et souvent détestent le vrai corps. Pas celui du désir, de la jouissance, bien conceptualisé, celui de la matière quotidienne. Ils ne voient que le concept, qui est l’essentiel et le principal de l’écriture. La spécificité des arts plastiques est la matérialité de leur corps. Les arts plastiques sont des écritures qui ont un corps. « …d’un âge sans mémoire » est peut-être né du désir de faire exister le corps dans de l’écriture, dans la mise au monde du corps et son incapacité de coïncider avec des concepts préétablis. Ce n’est bien sûr qu’une fiction nourrie encore du « roman familial ». Ou bien fabricant du « roman familial » ? J’y verrai plus clair dans ce texte avec dix ans de recul… si je suis encore capable de voir ! On peut discuter du rapport écriture/corps comme métaphysique. Sauf que je pense que la métaphysique est à « la pensée » ce que le discours électoral est « au politique ».

Alain Freixe : Contredisant ton titre mais non les points de suspension qui le précèdent, tu donnes un contenu de mémoire à cet « âge  sans mémoire ». Ainsi reconnaît-on un sol, des paysages, des langues ; on y croise l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle…

Marcel Alocco : Comme dans les précédentes publications. Né à Nice tout près du port, sans doute comme effet dérivé de la grande fête optimiste, puisque neuf mois après la victoire du Front Populaire, je suis un homme de territoire et daté de ces dernières 70 années. J’avais à peine l’âge de raison sous le bombardement de mai 1944. Et la suite…

Alain Freixe : Je me dis souvent que c’est moins nous qui interpellons l’origine que l’origine qui nous interpelle. Qu’à chaque fois que l’on essaie d’aborder au plus près de soi-même, c’est par elle qu’on repasse mais pour passer, n’est-ce pas ?

Marcel Alocco : Là, je suis au point zéro. La zone de saut, mais sans parachute. Ma meilleure réponse est dans les livres publiés… Bien incapable de dire mieux que dans mon écriture… On écrit pour formuler ce qu’on ne sait pas dire, non ?

Il y a qu’aussi rationnel que nous soyons, « je » est un animal indomptable qui pense, dit et fait des choses incompréhensibles. Il n’y a que de fausses origines, chacune construite ou reconstruite : les peintures rupestres, les naissances des écritures, l’invention du feu, la (ma) conception dans l’arrière-boutique d’une boucherie un soir de fête… Il y a des moments nœuds qui originent : un moment de la vie où à courir plusieurs lièvres à la fois, on se retrouve les mains vides en chute libre et toutes griffes dehors quand on devrait faire pattes de velours. Un moment où être aimé ne compte plus parce qu’on a un grand besoin d’aimer et qu’on n’y parvient pas, que toutes sont inhabitables, sauf des yeux hypothétiques dont on n’aura jamais la preuve.

Alain Freixe : Y aurait-il, Marcel, des textes qui ne seraient que textes, d’autres qui seraient des textes mais finalement sans en être vraiment tout à fait et puis des textes que tu appelles des « textes-îles », tel que celui-ci par exemple ?

Marcel Alocco : Un texte n’existe que terminé, c’est-à-dire publié. Avant il est toujours potentiellement en cours de modification. Après aussi, mais l’écrivain est de moins en moins l’auteur, et comme pour le vin dans le tonneau, on n’est plus beaucoup responsable de son destin. Travaillé par toute la culture d’avant et d’après. Rude fermentation. Il perd ou gagne du sens… Textes-îles, ou bateaux-phares qui dérivent.

Alain Freixe : Ton vingt-quatrième chapitre est intitulé « chant XXIV retrouvé » ce qui mène à penser que les 23 chapitres précédents sont des chants aussi. Comment entends-tu ce mot ici ?

Marcel Alocco : Dans les années 62 à 64 j’ai écrit une série de poèmes, comme « Chant païen pour un amour nouveau », presque tous publiés dans la revue « Identités », dont les titres commençaient par « Chant païen… ». Chant, façon provocatrice de souligner païen. J’y disais :

« Nous sommes des barbares et jamais nos yeux n’ont eu la couleur de vos objets »

Aujourd’hui, parler de « chant » du poète après l’époque des troubadours me fait plutôt marrer. Dans « … d’un âge », simple clin d’œil à Homère, aux vingt-quatre chants de L’Iliade et de l’Odyssée dans les versions classiques. Une contrainte que je me suis donnée, ma mince contribution à l’OLIPO. « Retrouvé », parce qu’il y avait sans doute eu une perte. Ce chapitre pourrait conclure un tout autre livre, conclusion intemporelle, peut-être même serait-il mieux adapté à une fin d’âge, au « Laërte » peut-être.

Chacun des 4 volumes des « Rhapsodies » était déjà, au moins dans leur première version, réparti en 24 chants. Les personnages prétextes sont détournés avec autant de légèreté que par Giraudoux, et toutes les guerres de Troie ont toujours lieu, pour des histoires de soupe : Caïn et Abel, César et Vercingétorix, cow-boys et indiens, France et Prusse, charbon contre idéologie, pétrole contre fanatisme, n’importe quoi pour que la vie soit si importante qu’elle vaille la peine de mourir. Mourir pour la vie, quoi de plus absurde ? Et pourtant imparable, inévitable, marche à tous les coups. Huit cents pages pour tourner les problèmes dans tous les sens, tu frottes, tu laves, tu rinces, et ce n’est pas soluble dans l’eau limpide. Gros Jean comme devant. Mais on a passé le temps. On a fait l’amour. Faire, c’est fabriquer. Avant de fabriquer, faut inventer. On invente et fabrique aussi l’amour. C’est même ce qui nous distingue du cannibale originel, celui qui dents naissantes finit par mordre dans le sein qui le nourrit.

Alain Freixe : J’aimerais bien que tu explicites un peu ce mythe personnel de la « lectrice amoureuse  qui rêverait cet écrivain fantôme qui la hante ». Ecris-tu vraiment pour « Elle » ? Quelle est cette « Madame » pour qui tu dis écrire, en tout cas avoir « imaginé ce long parcours d’écriture » ?

Marcel Alocco : J’écris d’abord pour combler une absence. De quoi, de qui ? Je réponds d’abord à moi-même, et à l’Autre. Plutôt une autre. Elle est banalement une et multiple. C’est la composite Marine de « La promenade niçoise », la vraie Rosie perdue ou la homérique Pénélope retrouvée dans le « Laërte »… Le référent peut varier, être un souvenir, une présence, actrice plus ou moins habillée de mythique… Il y a sans doute un pivot réel historique, et une femme rêvée à partir du premier regard sexué… Un rêve que nulle n’a jamais pu habiter, parce que rêve inhabitable. « La lectrice amoureuse » n’est probablement que le même dispositif, mais en miroir.

Concrètement, on n’a sans doute jamais intérêt à découvrir l’homme qui se cache derrière l’écrivain… sauf à être aveuglé d’amour par son écriture.

Alain Freixe : D’abord, j’aimerais faire écho à la conclusion de la note de lecture que Raphaël a consacré à ton livre dans le Basilic N°26. Il déclare que « tu te (rends) coupable de (re)constitution de souvenirs dissous… ». Par les temps qui courent, voilà que ça confère une dimension très politique à cette tentative de dire ce qui se trouve en amont de soi…et qu’il y aurait là quelque chose comme la transgression d’une loi…

Marcel Alocco : Possible, Monsieur l’agent, mais j’ai pas fait exprès, j’ai pas vu le panneau d’interdiction. Aujourd’hui tous les artistes disent qu’ils transgressent. Mais, on ne transgresse pas pour transgresser, on transgresse simplement parce qu’on est de l’autre côté, et que, quitte à en souffrir toute sa vie, on ne peut pas vivre autrement. Parce que la transgression est inconfortable et toujours réprimée. Les se-disant-transgresseurs, adulés, décorés, sont des transgresseurs de luxe, des enfonceurs de portes ouvertes, parfois d’utiles ex-trangresseurs, ou mieux, le plus souvent, des morts bien enterrés.

« Reconstitution de souvenirs dissous », la formule est heureuse. Responsable, certainement. Coupable ? Nous verrons bien…

J’ai parlé « d’invention ». Comme l’entendent les archéologues. Toujours un peu archéologue, celui qui reconstitue. L’humanité est en constant cours d’invention, d’hominisation. Un héritage réinventé, qui n’est pas en monnaie et même plutôt en manque de finance, un héritage qui coûte. Il faut l’arracher, se l’approprier bribe à bribe. La mémoire est vraie culture de création, et n’est jamais donnée, même quant elle est offerte avec école laïque et obligatoire et autres instruments. Il faut aller chercher, avoir les moyens d’y aller. L’intelligence tombe n’importe où, la clé en or qui en ouvre la boîte n’est pas dans chaque berceau. Revendiquer son héritage de civilisation, c’est légitime parce que  c’est le seul accès que nous ayons au présent. Dès qu’un régime tend au liberticide, — c’est-à-dire tous, mais certains se soignent et l’on dit que ce sont des démocraties, — il déteste l’Histoire, préfère les mythes. Les mythes c’est bien dans les petits groupes à transmission orale, c’est largement insuffisant dès qu’il existe une inscription, des bibliothèques, des moyens de conservation et de circulation de l’information. « … d’un âge sans mémoire » est une aventure personnelle, d’intérêt collectif si réussie. C’est de l’histoire des dessous. Où le sujet est à tout moment je, tu, il, et leurs pluriels… L’écriture traduit que ça navigue dans l’inconscient, ça fabrique de l’inconscient, ça nage là où l’individu est plongé dans les zones obscures de la société dans laquelle il s’est né. Là où ça travaille, ça bielle, ça bidouille, ça manipule, la soute et les machines qu’on ne fait jamais visiter aux passagers. Ils en ressortiraient plein de cambouis, on aurait gagné quoi ? Savoir qu’il faudrait mettre les machines sur le pont ? Vaste programme… Nous pouvons toujours commencer, recommencer…

Alain Freixe : …En fin juste en amont de soi car pour ce qui se trouve à la source, au lieu le plus déshérité avant même les premières mouillères, les premiers ruisselets, dans ce qu’il en est du désir de nos parents, de ce qui s’est joué dans les mots qui ont été prononcés en avant même du berceau, ce ne sont même plus des points de suspension…J’ai toujours pensé que c’était là le domaine des fées et les sorcières, l’autre monde…qui n’est pas après ou plus haut mais dans cet avant radical…

Marcel Alocco : … « Une phrase par d’autres commencée ».

Pas de clé en or dans mon berceau, pas de fée ni de sorcières penchées sur mon berceau… Jamais rencontré de fée ou de sorcière. Mais j’ai connu de belles garces, -– au sens ancien, féminin de gars –  parfois pas vilaines du tout ni de corps ni d’esprit, et aussi de vraies garces, des zigs et des zags, des vices et des versas, des bizarres, de belles étrangères et de belles voisines, des brillantes, et aussi des connes très réussies… L’avant radical ? C’est sans doute le passage de l’algue ou du champignon jusqu’à l’amibe, prodigieux et fondateur pas vers l’humanité… Pour le reste, il nous faut toujours l’inventer, à titre très provisoire.

Une idée me vient hors propos, une question plutôt : est-ce que tout ce que je dis ici a une quelconque importance à côté de l’effet produit par les textes mêmes, depuis les « Poèmes adolescents » publiés en 1959 jusqu’au « … d’un âge sans mémoire » qui paraît en 2007 ?

Alain Freixe : Autre chose. Comment pourrais-je te laisser dire ce que tu dis sans réagir. Tu prends, Marcel, la métaphysique au plus bas, dans le ruisseau où l’ont traînée quelques idéalistes abhorrés ! Imagine que la métaphysique loin de concerner l’après ou l’au-delà de ce qui a nom « physique », soit la nature dans sa force, ses poussées vers les « rivages de la lumière » comme disait Lucrèce, un  des premiers matérialistes de l’Antiquité… Peut-être que la métaphysique ne dépasserait rien ! Car je suis bien d’accord avec toi après la/le physique, il n’y a rien. J’entends par métaphysique, ce qui soutient le monde, ce qui nous ouvre à ses plis et replis, enveloppements et développements. Métaphysique, ce vis-à-vis de quoi nous sommes sans pouvoir, impuissants depuis toujours et pour toujours mais qui fonde nos pouvoirs et structure notre « humaine condition ». Ainsi du temps. Celui qui te voue à la blessure d’un exil radical, celui d’…âge sans mémoire. La force de ton livre, Marcel, c’est qu’au lieu de nous offrir du rêve à consommer, des histoires, tu nous ramènes à nous-mêmes, à notre exil fondateur de toute humanité, celui de ce manque fondamental qui fonde la littérature/la poésie comme un besoin irréductible de l’homme et que je qualifierai, moi, de métaphysique…alors que les discours électoraux sont du côté des mauvais rêves offerts pour nous faire oublier notre épouvante, car bien sûr tout ça finira mal…

Marcel Alocco : Très mal, en effet. Dans cinquante ans ou un ou deux siècles, ou quelques 5 milliards d’années quand le soleil deviendra froid… Et l’on nous explique que le temps est variable, en accordéon… La durée élastique… Je comprends mal la physique… ce pourquoi, après un premier bac math-physique-chimie-science-nat. j’ai tourné à philo-lettres… alors la méta/physique ! A partir du douteux matérialisme de Lucrèce, l’homme égal des dieux, lesquels ne s’occupent pas de l’homme, tu nous proposes une méta/méta-physique ! Je préfère Descartes qui, pour que ses contemporains lui fichent la paix, diplomatiquement concède un Dieu, mais ne s’en occupe pas dans son raisonnement et le laisse à la porte du laboratoire…  L’incontournable aporie, oui. Mais on construit bien des châteaux sur du sable, et qui tiennent ce que tient l’humain… Si la métaphysique consiste à parler du « je ne sais pas », commenter, tourner autour du « je ne sais pas », je suis très doué pour la métaphysique. « … d’un âge sans mémoire » serait alors de la physique expérimentale, les mots atomes à l’épreuve du cyclotron… Résultat ? Des mots, des mots, des mots… C’est William Shakespeare qui pleure.

Dans le « …d’un âge », comme dans le « Laërte », il n’est question ni d’avant, ni d’après. L’important est ce qu’il s’invente et se construit entre deux humains, entre et avec les humains, entre les humains et leurs environnements.

Tu sembles définir la métaphysique par l’absence. Il y a des mots comme beauté, métaphysique, ou poésie, qui sont ce que j’appelle des mots tonneaux des Danaïdes. Y versez toujours des mots, et qui s’y penche ne voit jamais que du vide. Tu disais qu’il y aurait des textes à statuts différents. C’est vrai, mais pas de nature, d’intensité seulement. Un poème n’est qu’un morceau choisi mis entre deux lamelles sous le microscope. Ce morceau n’est pas le corps qui se balade dans la rue, ce n’est qu’un fragment de peau, de rein, de cerveau… Des cellules mortelles combinées autrement, mais fondamentalement les mêmes, venues de la même source. Les biologistes, qui sont de grands poètes, parlent de cellules souches. Métaphore efficace. Le meilleur des poèmes est en entier dans le plus vulgaire des dictionnaires.

Alain Freixe : Marcel, comme tu me sembles peu musicien sur ce coup-là ! Pas de musique dans les dictionnaires, à peine un ensemble de significations figées qui défilent – leur nombre dépendant de la qualité des dictionnaires ! – Le poème n’est-il pas aussi et peut-être avant tout une structure sonore dont l’architecture même ouvre à un rythme qui ouvre le temps, un temps à chaque fois nouveau. À l’arrière-plan de ma remarque ces mots de Marina Tsvetaeva  que je cite de mémoire « Dans un poème le sens importe moins que la résonance.»

Marcel Alocco : Cette dame a le droit de dire ses conneries, et moi les miennes, –  mais je ne revendique que les miennes.

Où, plus de résonance que dans l’écho ? Et quoi de plus vide ? La musique endort, à part pour sonner « la diane », qui n’est pas le meilleur de la musique. Je vois mal une résonance qui ne serait pas fortement portée par du sens. Ce serait quoi ? Alexandrins ? Rimes riches ? Le Parnasse ? La résonance, la musique du texte n’est que métaphore. La musique de l’écriture n’est pas celle des instruments. Je pense à la petite musique dans les écrits de Marcel Proust, toute en douceur. Ou de Céline, souvent violente. D’ailleurs, à l’inverse, lorsqu’on me donne le programme, l’argument d’une symphonie, ça me fait braire. Je pense à la prodigieuse et saine réflexion de Stéphane Mallarmé au sujet du grand Livre, et aux écrits de Paul Valéry réunis dans ses « Variété »… J’ai publié en 1962 dans « Identités n°3 » un texte intitulé « Poésie n’est pas ».

D’accord pour le dictionnaire. Tout dictionnaire représente symboliquement « Le Dictionnaire » total, l’Encyclopédie absolue. Il n’y a de sens qu’avec la construction, dix mots font dix sens différents selon l’ordre donné, et le contexte…

Alain Freixe : A partir du moment où nous échangeons, ce que tu dis court le risque de rencontrer un lecteur ! Quant à l’effet produit par les textes comment en savoir quelque chose s’ils s’adressent à un lecteur inconnu et plus encore à cet autre qu’en lui il abrite sans le savoir…

Marcel Alocco : « Nous sommes une phrase par d’autres commencée… qui restera en suspens et sera par d’autres continuée… »

Le statut de l’auteur : un problème que j’aborde sous divers angles, par exemple dans le « Laërte », dans les chapitres intitulés, « Poète de cour », « Vérités de l’auteur » et « Mise en scène ». Très complexe, je ne peux ici que cerner le noyau.

Tu as, toi, la liberté du lecteur. Je jette les graines, elles poussent comme elles peuvent. Ce qui m’appartient, c’est ce qui contraint le lecteur : je sème du blé ou du maïs, des tomates ou des pommes de terre, de la laitue ou des orties… Toi, avec, tu en fais ta cuisine. Tu y trouveras en plus les goûts que tu y mets, c’est-à-dire des fragments de ce qui appartient à notre culture commune, et les particularités de ta culture personnelle. Mais si tu me dis que c’est Pâques et que tu ne veux que de l’agneau, j’aurai raté mon coup.

Alain Freixe : Métaphysique, le retour !
Je sens comme un côté voltairien dans ton approche. Un côté page blanche où peuvent se déverser tous les mots de la terre…Des mots, certes mais qui pourraient savoir de nous ce que nous ignorons d’eux – Je suis un peu plein de René Char, ces temps-ci ! – et donc pas le vent d’Hamlet équivalent élisabéthain de l’aboiement grec de Diogène mais celui dont l’énergie disloquante à le pouvoir de soulever la réalité et de la transformer. Oui ou non les mots qui peuvent représenter le feu sont-ils capables d’allumer des incendies – si nous l’oublions, note que tyrans et dictateurs ne l’oublient jamais !

La dimension métaphysique de ton texte – pardon ! – je la vois dans le fait qu’il arrache à la mort son caractère d’absence trop présente. Il y a une force qui traverse et illumine certaines séquences de ton texte. C’est à ce rapport qu’elle instaure que j’accorde le statut de métaphysique. Là du temps bourgeonne. De la vie à venir.

Marcel Alocco : Le mot chien ne mord pas. Les mots ne peuvent que s’ils rencontrent des réalités : une culture, des lieux, des circonstances… Pour le feu, si tu laisses traîner des brindilles et des allumettes devant l’incendiaire… Voltaire, puisque tu me vois voltairien bien que je relise et cite plus volontiers Montaigne, ce qui n’est pas incompatible, Voltaire ouvre l’extincteur quand menace le bûcher… Le vrai bûcher, celui qui détruit le corps souffrant et pensant. Il suffit d’avoir conscience d’être humain pour aimer humain et respecter l’humain. Nul besoin de forces fantomatiques…

Nous sommes loin du texte, et je ne me définis pas comme philosophe, et encore moins nouveau-philosophe. Il n’est plus ici question que d’hypothèses purement spéculatives puisqu’il n’y a sur ce non-terrain, pour la méthode expérimentale, ni lieu ni corps. Ainsi, nous ne connaissons rien de la mort… Tout ce que nous pouvons en dire avec certitude tient globalement en une définition négative : Est mort ce qui n’est pas vivant.

Je suis pour une réal-poétic. À la source, sur le pouvoir des mots, d’accord. Mais il faut une langue de chair pour les proférer. Une langue « coupable », mais qu’on préfère ne pas laisser couper.

(Mai 2007)

 

 

*« … d’un âge sans mémoire » éd. L’Amourier, 2007

* cf. « Voix du Basilic, entretiens conduits par Alain Freixe », avec  28 écrivains ou artistes,  éd. L’Amourier, 2008.

 

 

 

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